La face cachée de la réussite turque : 1- Effacer la mémoire ?
Les événements récents en Turquie ont mis en lumière une révolte urbaine, liée à un refus de l'autoritarisme du premier ministre, et à l'imposition de normes religieuses dans la vie quotidienne.
Le boom économique de la Turquie a permis l'émergence d'une classe moyenne dont le style de vie, les aspirations s'accordent parfaitement avec l'héritage laïc du kémalisme. La destruction annoncée du parc Gézi est programmée dans le cadre de transformations urbaines, mêlant corruption, destruction de quartiers populaires et refoulement des minorités, provocation vis à vis de la communauté alévie.. a permis la cristallisation de la révolte, rejointe par plusieurs syndicats.
Mais pour le pouvoir, l'enjeu de la place Taksim ne s'arrête pas à un espace de liberté où l'on s'affranchit des nomes islamiques. La place Taksim est un haut lieu de la mémoire ouvrière ; plusieurs dizaines de manifestants y ont été tués le 1er mai 1977 sans que les responsabilités de ce massacre n'en aient jamais été établies.
Le 1er mai 2012, la place Taksim fut de nouveau ouverte sans restriction aux manifestants ; l'affluence, la ferveur, l'exigence de vérité pour les martyrs de 1977 ont fait peur au pouvoir.
Le 1er mai 2013, Taksim est de nouveau interdite aux manifestants, au prétexte des aménagements en cours ; la confédération syndicale DISK décide de ne pas se laisser intimider et d'occuper malgré tout la place. L'intervention musclée de la police provoque de nombreux blessés.
Les projets de restructuration urbaine à Istamboul visent à faire entrer celle-ci dans le réseau des métropoles où se concentrent les pouvoirs, d'en faire une ville internationale, où les classes aisées occupent les espaces valorisés. Il s'agit de produire une ville aseptisée, sans histoire, une ville « attractive », proposant des services haut de gamme. Le cosmopolitisme basé sur la coexistence de populations aux origines, aux identités et aux modes de vie différenciées est refoulé au profit d'un autre cosmopolitisme uniformisé, dont les valeurs culturelles sont inspirées par la finance internationale.
Il s'agit de priver cette ville de son identité populaire, des traces de son passé historique, dans la mesure où elles ne sont pas « muséifiées », où elles sont, pour une large part de ses habitants les symboles d'un héritage à défendre. Il s'agit de s'en prendre surtout à un lieu d'enracinement de la mémoire ouvrière, et qui permet sa commémoration -en prenant le mot dans son sens fort, non réduit à la dimension d'une cérémonie formelle, mais en l'entendant comme l'affirmation d'un moment de l'histoire que l'on refuse de laisser tomber dans l'oubli, affirmation à travers laquelle les identités collectives se constituent et se renforcent.
L'autoritarisme du premier ministre n'est pas du simplement à sa psychologie, pas plus que l'offensive conservatrice et religieuse n'arrive par hasard : ces signes de raidissement sont dus aux contradictions auxquelles la réussite actuelle de la Turquie se trouve confrontée.
1er mai 2011 à Istamboul - Photo Mario Cardona